Elle montait toujours la dernière marche avec un soupir de soulagement. Elle habitait l’immeuble
depuis sa première année de fac et ne se souvenait pas avoir deja vu l’ascenseur en état de marche.
G A B R I E L L E
La sueur perlait sur son front et entre les bourrelets de son ventre. Son jean menaçait de craquer à tout moment. Elle avait eu beaucoup de peine à en trouver un capable de contenir ses cuisses, grasses comme des broches à kebab, et il lui faisait des irritation pas possible à l’entre-jambes. Elle succombait sous le viol de la graisse, elle détestait son corps. Elle n’en avait pas seulement honte : il la dégoutait. Il était une charge permanente, toujours sur son dos. Elle n’avait jamais la paix.
Elle était fébrile. Sa main fouillait désespérément les tréfonds de son sac, à la rechercher de ses clés.
« Il faudrait que je trouve un porte clé. Putaaaaaiin ! » !
Depuis petite on l’avait éduquée dans l’idée qu’il fallait « avoir de l’allure » et « éviter de se resservir » mais elle n’était pas très douée... Elle ne s’était pas fait beaucoup d’amis au Lycée, ne s’était pas mise à fumer, ni à boire à outrance, encore moins à coucher avec des garçons mais elle y avait tout de même fait une découverte notable : une addiction légale, qui n'embêtait personne : la nourriture.
Dans les premiers temps, elle avait juste achevé de brouiller la frontière entre ronde
et grosse. Ce n’est qu’après avoir emménagée seule, qu’elle avait pu pleinement s’adonner à ses compulsions et s’y enfoncer comme dans un marécage.
Elle vivait une victoire ? Repas de fête. Elle était triste ? Elle vidait les placards.
Elle était un colère ? Un tour chez l’épicier en bas de chez elle,
ouvert jusqu’à 3h du matin. Il y avait même des promotions sur ses shoots.
La nourriture s’était imposée comme un calmant, une amie soutenante,
une sorte de prozac facilement accessible et ne nécessitant pas de prescription.
La clé était enfin dans sa main, entre ses doigts le froid acide du métal qui tournait dans la serrure la faisait frissonner. Son cœur battait fort dans sa poitrine.
« J’ai deux heures devant moi. C’est bien deux heures, c’est juste ce qu’il faut. »!
Elle n’avait qu’une hâte : rentrer chez elle suffisamment tôt pour être seule et pouvoir manger. Pâtes, beurre, sucre, fromage, gâteaux…N’importe quoi pourvu que ça remplisse, que ça réconforte, que ça fasse retomber un peu de son angoisse. Au fil des mois, les repas de consolation étaient devenus de plus en plus nombreux jusqu’à ne plus se différencier des repas normaux. Depuis qu’elle était en collocation elle appelait ça « La tournée des placards » et c’était toute une technique. Il ne fallait pas éveiller les soupçons, si le pot était trouvé vide alors qu’il était à peine entamé la veille au soir, il faudrait fournir des explications, pondre un mensonge réfléchi et plausible. Pas son genre.
Il fallait donc que ça soit déjà ouvert mais suffisamment plein pour qu'on ne remarque pas son passage. Elle prenait des précautions d’assassinat pour aménager ces moments où elle pourrait se livrer sans retenue à ce que les psy appellent « craving ». La maison devait être vide pendant au moins 1 heure. Minimum. Alors seulement, elle pouvait s’en donner à coeur joie. Son ventre devenait un espace immense, illimité, il n’y avait plus qu’à le remplir et le laisser prendre toute la place. C’était grisant, une violente euphorie rythmée par des bruits d’emballages froissés et de mastication s’emparait d’elle. Chaque bouchée lui procurait des sensations délicieuses de vertige. Elle était heureuse, ivre sans avoir bu une goutte d’alcool.
Ses mains avaient des ailes, elles voletaient d’un pot à un paquet, petites caravelles chargées de délicieux trésors. Puis les vagues de bonheur s’espaçaient peu à peu jusqu’à ce que, le séisme s’arrête net. Rien ne fait jamais l’effet auquel on s’attend.
Stupéfaite à chaque fois par la brusque sensation d’être extrêmement pleine en un temps record, elle écoutait son coeur, salé et rouge. Il continuait sans relâche, de scander le temps qui lui restait. Elle jeta un rapide coup d’oeil à son téléphone .
« Bon. Il faut tout jeter maintenant. »
Elle essuyait, jetait, nettoyait avec presque autant de dextérité qu’elle engloutissait. La scène de crime redevenait rapidement une cuisine d’étudiantes classique : un peu de café moulu sur le plan de travail, de la vaisselle qu’il faudrait ranger, des petites choses qu’il faudrait racheter à l’occasion.
Lorsqu’on ne l’a jamais pratiquée, on imagine pas combien c’est dur de se faire vomir, à quel point ça demande de l’organisation, de la rigueur, du calcul. Une discipline presque religieuse de se mettre à genoux à l’abri des oreilles des autres pour ne pas éveiller les soupçons. Parfois elle avait beau boire des litres et pousser sur le fond de sa gorge comme une possédée : rien à faire. Ca ne voulait pas, tous ses excès restaient tapis au fond de son ventre. Ca poisse, l’excès. Ca résiste à l’effort. Un dépôts de calcaire sur une carafe de cantine.
L’heure avait sonnée, elle entendit la seconde clé glisser sans heurt dans la serrure,
la poignée s’abaissait mollement.
« Tire la chevillette et la bobinette cherra. »
Il est des batailles que l’on perd et les défaites contre soi-même sont les plus dures à encaisser. Les plaies sont plus profondes, elles suppurent tout ce qu’elles savent et il faut quand même les lécher pour qu’elles soient visibles sans trop d’horreur par les corps qui nous entourent.
Sa colocataire rentrait du restaurant ou elle travaillait. Elle avait encore son casque de vélo sur la tête. Même exténuée il subsistait toujours un peu de gaité en elle, quelques choses de solaire dans le sourire et dans les yeux. Ses petits bras fin étaient des pleins Tupperware qu’elle rapportait de son travail. Elle était toujours très contente de lui montrer son butin.
Elle non plus ne roulait pas sur l’or, c’était toujours ça de prit à son connard de chef.
Chaque mouvement lui était douloureux,
ses jointures craquaient sous le gonflement des tissus de sa chair grasse.
Remettre la cuisine en état après une crise aussi apocalyptique révélait de l’exploit mais, en ça comme en toutes choses, elle était rigoureuse et appliquée.
Le gros oeuvre à présent, c’était son nettoyage à elle. Déjà elle sentait fourmiller sur ses cuisses des plaques de cellulite indélébiles. C’est l’une des formes que prend parfois la nourriture quand elle se fige, après avoir inondée l’intérieur d’un corps. Il fallait agir de toute urgence, il ne lui restait plus beaucoup de temps.
Contrairement à toutes les femmes qu’elle avait pu côtoyer, jamais sa colocataire ne s’était permise de lui avait faire la moindre remarque sur son poids. Elle semblait lui porter une affection sincère et il faut admettre qu’elles rigolaient beaucoup ensemble. Cependant elle ne pouvait pas s’empêcher, lorsqu’elle voyait se dessiner sa petite silhouette dans l’encadrement de la porte de la haïr profondément. Des larmes de rage montaient du fonds de son ventre. Ou peut-être était-ce les brûlures d’estomac qui lui provoquaient des remontées déshonorantes...
Non, vraiment non, elle ne voulait pas manger avec elle. Oui elle était sûre. Ca ne lui disait rien.
Elle était fatiguée de sa journée et elle voulait se coucher tôt.
La honte est une douleur que les femmes du XXIème siècle
ont appris à s’infliger il y a bien trop longtemps.